Interview Marc Vatinel
– Haut-du-Lièvre
Pouvez-vous rapidement décrire le contexte dans lequel ce travail a été réalisé (dates, commanditaires, acteurs etc.) ? S’inscrit-il dans le cadre du «un pour cent artistique» obligatoire dans chaque projet public ?
Marc Vatinel, paysagiste et auteur des cinq installations dans le parc du Haut-du-lièvre à Nancy: Notre projet fait partie du un pour cent artistique, mais représente beaucoup moins que un pour cent. L’urbaniste paysagiste qui s’occupe du Haut-du-Lièvre, c’est Alexandre Chemetoff, je travaille depuis longtemps avec lui, il a une manière un peu particulière de travailler. Il a tout simplement une très belle agence avec un très beau jardin. Alexandre et moi estimons que ce jardin, il ne faut pas l’entretenir mais le jardiner. Entretenir un jardin, c’est finalement courir à sa perte, parce qu’on empêche toute évolution du jardin. Or les végétaux ne demandent qu’une chose, c’est d’évoluer. A partir du moment où on le jardine, on travaille l’espace du jardin en acceptant une évolution de cet espace. Je suis architecte paysagiste, j’ai fait l’école de Versailles et je me suis mis à mon compte en profession libérale, comme tous les architectes. Et j’en ai eu marre de ce statut parce qu’un architecte en profession libérale ne fait que dessiner des projets et n’a pas le droit de les réaliser. Et comme j’avais envie de réaliser ce que je dessinais, je me suis installé en tant qu’artisan. Ce qui ne m’empêche pas du tout de concevoir de grands projets, ou de travailler avec une équipe. Si une profession dite «intellectuelle» n’a pas le droit de réaliser, aucun texte de loi n’interdit à un artisan de réfléchir. Heureusement. Donc, je me suis mis à jardiner, je fais des chantiers et Alexandre m’a appelé pour jardiner le jardin de son agence. On s’est bien entendus, et il se trouve que je rentrais bien dans le cadre pour intervenir au Haut-du-Lièvre.
Pouvez-vous expliquer le fonctionnement et les enjeux de chacune de ces cinq pièces paysagères ?
M.V. : Le parc est fait dans un souci d’économie de moyens. Au lieu de ramener des bulldozers, de tout foutre en l’air et de créer un «très beau parc», qu’il n’est pas possible de faire vivre après pour des raisons de coût tout simplement, Alexandre a décidé de «faire avec» au maximum. On a une végétation a la fois naturelle et plantée qui à environ vingt-cinq ans. Alexandre a sculpté dedans de grandes percées, de manière à dégager de grands espaces, et ces grands espaces encouragent les arbres qu’on laisse à bien se développer. On va dire qu’on avait une situation un peu bâtarde, et que cette situation a été clarifiée par des espaces en herbe et des espaces boisés. Comme ça a été fait «en faisant avec» la situation existante, la végétation est essentiellement une végétation spontanée. Donc c’est un projet un peu bio, un peu développement durable, et tout ça, c’est une politique vraiment très intéressante. Les végétaux ne proviennent pas de graines importées de Chine, mises à germer en Hollande, les arbres poussant en Allemagne et ensuite plantés à Nancy. C’est quelque chose de beaucoup plus direct, c’est principalement la nature qui organise la plantation du parc. Alexandre m’a demandé d’intervenir, il m’a demandé ce que je pouvais faire au sein de ce parc. Et moi, pour valider son choix de développement durable, j’ai voulu mettre un cheveu sur la soupe ou mettre mon grain de sel. C’est-à-dire que finalement, les parcs tel qu’on les fait aujourd’hui, il y a de grosses machines qui passent. Alexandre fait plutôt avec de petites machines, et son intervention est discrète. Du coup, j’ai voulu la mienne exprès pas discrète. C’est la raison pour laquelle j’ai ramené des végétaux exotiques, j’ai construit volontairement avec des matériaux importés. En fait, j’ai pris le contre-pied de la politique globale d’Alexandre, de manière à justement montrer à quel point sa politique est intéressante. C’est en prenant le contre-pied que l’on démontre le mieux la pertinence du travail de l’ensemble. Toutes ces pièces, elles singent, elles imitent des typologies végétales qui existent dans la nature. Une typologie végétale est un groupement d’espèces végétales caractéristiques à un milieu. Par exemple, une prairie est une typologie végétale. On va dire que c’est ce que l’on trouve à l’état spontané dans la nature. Donc mes installations, que j’ai appelées «excroissances» imitent des typologies végétales qui sont en place. Par exemple au sein d’une prairie, j’ai installé «l’herbier», en fait, je ne fais que planter des herbes parmi les herbes. Vous voyez un peu ma démarche ? A côté, il y a des pinèdes qui sont déjà existantes et qui ont été mises en valeur. J’ai fait ce que j’ai appelé «la grande pinède», avec un jeu d’échelle, non pas parce qu’elle est très haute, mais parce qu’il y a plus de pins dans la pinède que j’ai faite que dans le carré de pins qu’il y a juste à côté. Les pins que j’ai utilisés sont riquiqui, ce sont des pins qui sont naturellement nains. Il s’agit de prendre conscience de l’échelle de la pinède existante par rapport à celle que j’ai faite moi. Dans celle que j’ai faite moi, on a presque envie d’y jouer avec des playmobiles et finalement nous, en tant que joueurs de playmobiles, nous sommes des playmobiles par rapport au vrais grands pins.
Quel est votre rapport à l’art contemporain, au design et au paysagisme, comment vous situez-vous entre ces trois pôles ?
M.V. : Je me situe en tant que Jardinier avec un grand J, c’est à dire que ce que je fais est forcement contemporain, par définition. Ce qui m’intéresse dans mon activité, c’est ce qui m’échappe. C’est-à-dire que moi je plante des choses et à un moment ça va m’échapper. D’une part, parce que je ne serai plus là, puisque je bouge beaucoup et d’autre part parce qu’un jour je vais mourir, tout simplement. Je ne sais pas quand, je ne suis pas pressé, mais un jour je vais mourir, et ce que j’ai planté aura poussé, se sera ressemé, ça aura peut-être même voyagé. Voilà ce qui m’intéresse, c’est ça : le devenir de mes installations. Sachant que cela peut devenir quelque chose de très bien si c’est bien jardiné, ou complètement sordide si c’est mal entretenu. Par exemple, quand je parle des choses qui se sauvent, dans toutes les excroissances, j’ai construit avec du bois. Il est là pour indiquer d’une part qu’il y a des plantations, parce qu’elles sont très petites, et d’autre part pour protéger ces plantations des agressions des machines qui entretiennent le parc. Seulement on peut très bien imaginer d’ici quatre ou cinq ans, que ce bois soit enlevé, ça ne pose aucun problème, la végétation sera là d’elle-même, et suffisamment installée pour ne plus avoir besoin de cette protection et de ce bois qui sert aussi de signalétique.
Vous avez beaucoup voyagé et travaillez avec des gens très différents. Quelles sont vos influences, filiations et inspirations ?
M.V. : Mes influences, alors, il y a Alexandre Chemetoff, tout simplement, en tant que paysagiste, il y a Roberto Burle Marx, paysagiste également, et Jean-Luc Brisson un grand monsieur du jardin et du paysage, qui est plasticien jardinier.
Comment pensez-vous le rapport entre fonctionnel et in-fonctionnel, utile et inutilisable dans ces cinq objets paysagers ?
M.V. : Il faut que ce soit le visiteur qui lui trouve sa propre fonctionnalité. Par exemple, un homme pressé ne verra qu’un banc, alors qu’un enfant verra peut-être qu’il y a des fraises des bois et que ça vaut peut-être la peine de les cueillir. Donc, pour l’homme, ce ne sera qu’un jalon dans son jogging (et c’est déjà ça), et pour le petit garçon, ce sera un réceptacle de fraises.
Que pensez-vous du mobilier «home made » fabriqué directement avec le matériel présent dans le parc ? Avez-vous réfléchi à un éventuel rapport entre ce mobilier brut et vos installations ?
M.V. : Ce mobilier «home made», je le trouve très intéressant. Après, il y a ce look rustique, qui moi me dérange un peu de temps en temps, mais la base est vraiment intéressante parce que cela montre que l’on peut faire des choses. Même quand on n’a pas grand chose, on peut quand même faire des choses. Ca permet en plus de fabriquer des bancs avec du bois qui n’est pas traité, des choses comme ça. Ce qui compte, c’est qu’il y ait du monde qui s’asseye sur ce banc, et on s’en fiche de la vraie durabilité du banc. On a pas besoin d’un banc qui dure trois cents ans, cela n’a aucune espèce d’intérêt à mes yeux.
Les riverains nous ont fait part de leur pessimisme quant à l’appropriation de ce parc par les habitants de ce quartier, ils pensent qu’il sera le lieu de prédilection des dealers et des prostituées. Votre expérience du paysagisme et de l’urbanisation vous permet-elle de confirmer, ou au contraire d’infirmer cette hypothèse ?
M.V. : C’est la trouille de tout nouveau projet. C’est vrai dans le paysage comme dans l’urbain, c’est vrai dans tout. Dès qu’il y a quelque chose de nouveau, c’est décrié. Il faut se rappeler du périphérique de Paris, quand il a été construit tout le monde criait au fou parce qu’il n’y aurait jamais assez de voitures pour l’emprunter. Bon bin, aujourd’hui il est bondé en permanence. Dès qu’il y a un nouveau projet, de toute façon, tout le monde crie au fou et au scandale et aux dealers etc. Mais les choses sont dans l’ordre, ce parc ne va pas produire des dealers supplémentaires. En plus, ce parc est pas mal en plein vent, le dealer n’a aucune raison de rester à se cailler les miches en plein vent, alors qu’il pourrait dealer au pied d’un immeuble. Donc ce parc ne va pas faire fuir les dealers, mais il ne va pas les attirer non plus. De toute façon, il ne fabrique pas de dealers. Ce pessimisme est à la fois normal et navrant, c’est un peu dommage quoi.
Compte tenu du contexte social et politique du Haut-du-Lièvre, quelle pertinence attribuez-vous à ce projet ? Nous nous permettons de poser cette question en raison de ce que nous ont dit les riverains, qui auraient préféré voir cet argent dépensé autrement, dans des actions sociales auprès de la jeunesse notamment. Quelle réception attendez-vous de la part des habitants du quartier ?
M.V. : Pour ce qui est de la réception de la part des habitants du quartier, c’est toujours très difficile. Disons que le but, c’est qu’ils prennent leur pied, dans tous les sens du terme. C’est-à-dire qu’il faut que chaque personne puisse s’approprier le parc, en principe sans nuire aux autres. Par exemple, je sais que si j’avais été collégien dans ce parc au mois de mai en deux-mille-dix, j’y aurais emmené ma petite copine pour butiner. Au mois de mai, je trouve que c’est plutôt pas mal, plutôt qu’un parc crasseux. Je crois que c’est un endroit où l’on peut faire la sieste, et de toute façon je crois que cet endroit va très bien évoluer. Il ne peut que bien évoluer parce qu’il n’y a pas grand-chose de fait. Si l’on prend un projet complètement autre, regardez ce qui a été fait dans les années quatre-vingts, là aussi je prends un exemple parisien même si je suis Havrais, au niveau des Halles centrales. Il y a un parc qui a coûté une fortune absolument considérable et qui a été sur-dessiné avec tout ce qu’il fallait en mobilier, revêtement dur, etc. Là c’était sordide ! On disait aux gens : «toi, tu t’assieds là !», «toi, tu te promènes ici !», «tu vas tout droit», «tu ne marches pas sur la pelouse !», «tu fais attention à ça». Il y a un côté hyper dirigiste qui ne marche pas du tout. Là, au Haut-du-Lièvre, le parc a une telle superficie par rapport au nombre d’habitants qu’il y a autour, je pense qu’on a un ratio qui est assez confortable. Donc, je pense qu’il ne peut évoluer que bien et je crois que plus tard on pourra très bien mettre des bancs plus pérennes, mais on les placera là où les gens auront décidé de passer, en observant les chemins de chèvre ( piétinements du sol non prévu par les concepteurs, créés par les habitants du lieu ) et en les jalonnant de bancs. C’est par l’observation de l’utilisation des gens de leur parc, que celui-ci sera aménagé petit à petit. C’est le bureau d’Alexandre qui s’en occupera, car il aura le dossier encore quelques années. Ce qui est intéressant, c’est la vitesse à laquelle les espaces évoluent. La nature est super réactive, si on compare une photo d’il y a deux ans avec une photo d’aujourd’hui, on voit que l’espace a considérablement évolué. On a un parc qui pousse, qui sera réellement géré et pas bêtement entretenu. Après, c’est vrai, on peut toujours se poser la question de dépenser l’argent autrement, dans des actions sociales auprès de la jeunesse. C’est évident, on ne peut qu’être d’accord avec ça. Mais ce qui est super intéressant dans le travail d’Alexandre Chemetoff, c’est que par rapport au budget que la ville s’était donné pour le parc, Alexandre dépense considérablement moins. Je n’ai pas les chiffres en tête, mais si la ville avait prévu cent euros, Alex va peut être en dépenser quinze ou vingt. Par contre, il fait garder de l’argent pour justement permettre à ce parc d’évoluer, qu’il soit non pas entretenu mais jardiné et qu’on puisse dans quatre ans acheter des bancs à placer ça et là. C’est une toute nouvelle manière de faire. Regardez les traitements extérieurs qui ont été faits à Bordeaux sur les quais, ça a été un projet considérable avec de très beaux jardins, de très beaux espaces verts et tout ce qu’on veut. Le gros problème, aujourd’hui, c’est que la ville de Bordeaux n’a plus une thune pour entretenir ces espaces verts. C’est la catastrophe totale, c’est d’autant plus la catastrophe qu’on a des espaces qui demandent à être entretenus car ils ont été conçus comme tels, j’entends énormément entretenus. Là, au Haut-du-Lièvre, si personne ne vient jardiner dans le parc pendant trois mois, ça ne pose aucun problème, ni au parc ni au typologies végétales. Cette démarche s’inscrit à un point extraordinaire dans le développement durable, avec un tout petit budget, quelque chose comme vingt mille euros, si mes souvenirs sont bons, ce qui est absolument minuscule pour un marché public.